Prise en main | Atelier Suji Drop : un vélo en bois, comment ça roule ?
Par Léo Kervran -
Beaucoup d’entre nous ont déjà roulé sur des vélos en carbone et en aluminium. Certains ne jurent que par l’acier, et quelques chanceux ont déjà eu l’occasion d’essayer du titane, voire de rouler avec régulièrement. Mais qui a déjà roulé sur un vélo en bois ? Essentiel dans le matériel d’autres discipline, le ski par exemple, le bois est un matériau beaucoup plus rare en vélo, cantonné à quelques artisans qui produisent au compte-gouttes. Autant vous dire que lorsque Atelier Suji, une jeune marque française, nous a proposé de venir essayer son endurigide, nous étions plutôt curieux.
Impossible de parler d’Atelier Suji sans évoquer le parcours d’Edouard, le créateur de ces surprenantes machines en bois. Après une première vie en tant que graphiste et web designer à plein temps, il est venu s’installer au pied du Vercors, entre Grenoble et Valence, et a lancé Atelier Suji en 2013.
« Passionné de vélo, de skate et d’à peu près tout ce qui roule ou qui glisse » , insatisfait et perfectionniste, l’idée de départ était « seulement » de concevoir enfin sa propre planche de skateboard, celle qui répondrait à toutes ses exigences et désirs en termes de comportement, de prise en compte de l’environnement…
La planche unique s’est bientôt transformée en gamme complète, puis sont venus les powsurf (des planches similaires à des snowboards mais sans fixations et pensées spécifiquement pour la poudreuse) et finalement, quelques années plus tard, un premier vélo.
Un gravel très précisément, pour se faire la main et mieux évaluer les contraintes qui s’appliquent sur le cadre. Toutefois, le VTT n’était pas bien loin et le Trail est vite arrivé, suivi du Drop que nous avons eu l’occasion de découvrir. Des noms évocateurs qui donnent d’emblée un aperçu du programme des vélos : le Trail se veut polyvalent, conçu pour une fourche en 140-150 mm, tandis que le Drop (fourche en 150-160 mm) est plus tourné vers la descente, l’engagement et les sentiers techniques.
Chez Atelier Suji, tout est fait à la main, depuis le dessin du cadre jusqu’au vernis final en passant par le choix des pièces de bois qui serviront de matière première, leur découpe… Seules les pièces métalliques intégrées au châssis (support du jeu de direction, tube de selle, boîtier de pédalier et pattes du triangle arrière) font exception à cette règle : elles viennent d’Angleterre.
En parlant de matière première, il faut savoir que le bois, c’est comme la grande famille des métaux : chaque essence a ses propriétés et certaines sont plus adaptées que d’autres à chaque usage. Pour les skateboards, on a ainsi le choix entre du chêne et du frêne mais pour les vélos, Edouard ne propose que du frêne, présenté comme plus adapté grâce à ses capacités à se déformer sans casser et à filtrer les vibrations.
Une fois soigneusement sélectionnées, les pièces sont taillées. Chaque cadre est composé de plusieurs dizaines de pièces, emboîtées avec des techniques d’ébénisterie traditionnelles puis collées les unes aux autres pour renforcer l’ensemble.
Il faut donc toute la science d’ébéniste d’Edouard pour concevoir un cadre suffisamment robuste tout en gagnant un maximum de poids là où c’est possible, en formant des « caissons » au cœur des tubes par exemple. Autre complication, les passages internes pour les différents câbles et gaines, eux aussi taillés dans les parois de quelques-unes des pièces qui servent à former le cadre…
Une fois tout le cadre « prêt », il faut encore le passer au four, comme s’il était en carbone. Et pour cause, la colle utilisée (fabriquée au Portugal) est à base d’époxy, comme les résines pour cadre carbone. Dernière étape, le vernis, pour protéger le bois tout en le mettant en valeur. C’est aussi un des avantage de ce matériau : pas besoin de réfléchir à une finition particulière, chaque cadre est unique !
On note enfin la jolie petite touche du protège-base en liège, pour garder l’esprit du vélo jusqu’au bout. Les convictions écologiques d’Edouard sont profondément ancrées dans l’identité de l’Atelier Suji. C’est entre autres de là que vient l’idée de travailler avec le bois, mais pas n’importe quel bois : il provient uniquement de forêt locales gérées durablement. De même pour la colle époxy, bio-sourcée, ou encore le choix des fournisseurs. A défaut d’avoir trouvé ceux adaptés à ses besoins en France, l’Angleterre et le Portugal restent des pays proches.
Voilà pour la théorie, maintenant il est temps de passer à la pratique. Avant d’aller rouler, nous n’avions qu’une seule information sur le vélo : le poids du cadre, 4,8 kg en taille L et montage 27,5″. Autrement dit, 1,8 à 2,5 fois celui d’un endurigide en aluminium ou en acier, eux-mêmes déjà loin des records atteints par les cadres en carbone de XC.
Une fois le vélo complet, on se retrouve avec un semi-rigide au poids d’un enduro tout-suspendu, une information pas vraiment flatteuse pour le Drop. Heureusement, le vélo a d’autres qualités à faire valoir, à commencer par sa géométrie. On est bien installé à son guidon, que ce soit assis et en montée ou debout et en descente.
Angle de direction à 65° et reach de 449 mm, angle de tube de selle à 74° et tube supérieur de 637 mm, on est sur des valeurs modernes et adaptées à la pratique mais pas extrêmes. Le Drop est par exemple proche du Kona Honzo ST, une référence du segment.
Si on avait pu s’habituer au poids en montée (après tout, c’est comme monter avec un enduro sur lequel on a bloqué l’amortisseur), il nous faut un peu plus de temps pour nous y faire en descente. Sans suspension arrière, on a tendance à vouloir beaucoup bouger le vélo pour rester sur des lignes assez lisses, éviter les gros chocs mais le Drop est réellement collé au sol et il faut sérieusement s’employer pour sauter au-dessus d’un obstacle. Autre inconvénient, les 2 ou 3 kg de plus fatiguent le pilote bien plus rapidement au niveau des jambes.
En revanche, nous avons été surpris (en bien !) par la filtration des impacts. N’ayant jamais roulé de vélo en bois auparavant, on ne savait pas vraiment à quoi s’attendre mais il y a réellement quelque chose de sensible, notamment sur les réceptions de sauts, les marches… Malgré des bases et haubans massifs, ça ne tape pas comme les autres semi-rigides, qu’ils soient en carbone ou en aluminium.
On ressent tout de même bien l’impact, ça reste un semi-rigide, mais l’impression de « taper » le sol est moins présente, de la même façon que si on compare sauter (à pieds) sur un parquet en bois ou sur du carrelage.
S’il n’y a qu’une seule chose à retenir de cette découverte, c’est que le choix du bois peut avoir du sens en vélo. Au-delà du côté local, insolite et de sa robustesse, le matériau a de réelles qualités dynamiques qui peuvent se montrer intéressantes si l’essence est bien choisie et bien mise en œuvre. On ne va pas se voiler la face, c’est trop lourd pour venir concurrencer les matériaux classiques en VTT, mais pour des composants ou d’autres pratiques, ça pourrait se justifier. En ville et vélo urbain par exemple. Ça tombe bien, Edouard travaille justement sur le sujet…
Plus d’informations : ateliersuji.fr ou @ateliersuji