Industrie | Vélo : après l’euphorie, la gueule de bois
Par Olivier Béart -
Cela ne vous a certainement pas échappé, après une période d’euphorie pendant la période Covid, l’industrie du cycle connaît aujourd’hui des temps plus difficiles. Au-delà des rumeurs et des grands titres catastrophistes qu’on peut lire dans certains médias généralistes, Vojo a interrogé plusieurs acteurs du monde du vélo et tente de vous expliquer la situation de la manière la plus claire possible.
« Annus horribilis » , « bérézina »,… On peut en lire et en entendre des formules catastrophistes pour décrire l’état du marché du vélo en 2023/2024. C’est vrai que la période n’est pas facile pour de nombreux acteurs du monde du cycle, on ne va pas se le cacher, mais faut-il pour autant crier à la catastrophe ? Le monde du vélo est-il en train de s’écrouler complètement et s’agit-il d’une bulle spéculative en train d’éclater ? Au-delà des grandes phrases, nous allons essayer de vous expliquer la situation en gardant la tête froide et en se basant sur une série d’éléments et de témoignages recueillis auprès de nombreux acteurs du milieu du cycle (marques, distributeurs, magasins,…)
Au début, il y a eu l’euphorie
Pour essayer de vous représenter au mieux la situation, nous allons vous présenter les choses par le biais d’une analogie. Globalement, jusqu’ici, le monde du vélo était un petit microcosme très stable. Il y a déjà bien eu quelques hauts et quelques bas, mais sa vie a toujours été fort calme avec des années qui, globalement, se ressemblaient et une croissance assez régulière.
Puis, arrive la période de la crise Covid. Un moment extrêmement difficile sur le plan humain et pour de nombreuses professions. Mais, pour le secteur du vélo, c’est un véritable boom, une énorme fête. Tout le monde semble vouloir se mettre à rouler à vélo, les magasins se font dévaliser et font face à une affluence à laquelle ils ne sont pas du tout préparés. Les chiffres d’affaires bondissent, et ils ont l’impression que, s’ils avaient eu plus de stock, ils auraient pu vendre encore plus.
Un de nos interlocuteurs utilise cette image : « C’était un peu comme une grosse fête avec plein d’alcool proposé à des gens qui n’ont jamais connu cela. Certains vont boire un petit verre et savoir rester raisonnable en pensant au lendemain, puis d’autres vont enchaîner les shots et se prendre pour les rois du monde, sans penser à la gueule de bois du lendemain. Or, elle est inévitable. »
Puis, un réveil difficile…
Comment imaginer en effet que cette période allait durer de manière infinie ? Oui, le vélo est tendance, mais cette explosion des ventes ne pouvait être que temporaire. Et pourtant, de nombreux acteurs, à tous les niveaux, ont cru ou ont voulu croire qu’il n’y avait pas de limite et que la fête allait durer éternellement. Cela peut sembler fou tant la descente était prévisible, mais c’est bien le cas.
On poursuit avec l’image : « Le lendemain de la fête, le réveil a été difficile pour certains. Ils se sont rendus compte que, lors de la fête, ils ont fait des bêtises, acheté beaucoup trop de choses dont ils ne vont savoir que faire par la suite, insulté leurs amis qui leur disaient de se calmer. Puis après, il faut assumer… »
Assumer aujourd'hui, cela veut surtout dire gérer des stocks très abondants
Assumer aujourd’hui, cela veut surtout dire gérer des stocks très abondants. De manière plus terre à terre, un autre de nos interlocuteurs, responsable de marque, résume la situation : « On s’est retrouvés avec un décalage complet entre l’offre et la demande. Quand il y avait des files devant les magasins, on n’avait plus rien à livrer à nos détaillants et c’était impossible de relancer des productions, car beaucoup d’usines avaient été fermées pour raisons sanitaires et leur fonctionnement n’est pas aussi élastique que dans d’autres secteurs. Beaucoup de revendeurs ont mal vécu cette période. Du coup à la commande suivante, ils ont voulu prendre de la sécurité, ils ont commandé plus pour ne plus manquer. Le souci, c’est que quand tous ces vélos et accessoires sont arrivés, la demande avait fortement baissé. »
Stocks élevés et manque de liquidités
Voilà comment on se retrouve aujourd’hui avec des niveaux de stock élevés tant chez les marques que chez leurs distributeurs et les revendeurs. Certaines marques ont joué la prudence : « Nous avons volontairement limité à 30% supplémentaires les commandes de nos revendeurs. C’était difficile sur le moment, on passait pour les mauvais mais rétrospectivement on a eu raison », nous explique l’une d’entre elles. Mais pour d’autres : « On a pris les commandes comme elles venaient et on a tout fait pour y répondre. »
L'argent n'a pas disparu, mais il n'est plus liquide. Ceux qui ont tout mis, ou à tout le moins mis une part trop importance de leur argent dans leur stock se retrouvent aujourd'hui avec un souci de cash flow
Aujourd’hui, même celles et ceux qui limitent la casse se retrouvent avec des vélos et des accessoires qui représentent une importante immobilisation financière. L’argent n’a pas disparu, mais il n’est plus liquide. Ceux qui ont tout mis, ou à tout le moins mis une part trop importance de leur argent dans leur stock se retrouvent aujourd’hui avec un souci de cash flow qui a des répercussions directes sur leur activité et entraîne des problèmes dans la gestion quotidienne : paiement des salaires, des traites des emprunts, des factures d’énergie, et impossibilité de faire de nouvelles commandes de certains types de matériel dont ils auraient pourtant besoin car il reste de la demande dans certains secteurs.
Aujourd’hui, de l’avis unanime de tous les acteurs avec lesquels nous avons parlé, la clé est là. Et ils travaillent donc tous à leur niveau pour réduire ce niveau de stock. Parfois de manière douce, avec des marques qui se serrent les coudes avec leurs revendeurs pour supporter à deux le poids des remises à appliquer pour convaincre le consommateur (sous forme de cash-back, de promo conjointe marque/magasin), mais il y a aussi des lignes dures chez certaines marques, souvent elles aussi dans une situation difficiles, et qui « abandonnent » complètement leurs revendeurs avec leur stock et parfois sans même proposer le moindre aménagement de paiement. Heureusement, ces dernière ne sont pas nombreuses car le retour de bâton à moyen terme risque d’être violent, avec des magasins qui n’auront plus envie de travailler avec elles s’ils parviennent à s’en sortir.
Il faut aussi constater que cela a un impact sur tout ce qui est budgets dits « annexes », notamment au niveau de la communication, du marketing et des teams. Quand on cherche à faire des économies et à limiter les dépenses, ce sont souvent ces secteurs qui trinquent en premier. Ce qui explique les nombreuses restrictions budgétaires dans les équipes, principalement dans des disciplines comme l’enduro qui sont par ailleurs en crise et qui ont un déficit d’exposition médiatique.
Une aubaine pour le consommateur ?
Au moment où la demande était élevée et les stocks au plus bas, les prix ont fort logiquement grimpé pour les rares produits encore disponibles. Eh oui, la bonne vieille loi de l’offre et de la demande s’est appliquée de manière purement mécanique. Le souci, c’est que ces augmentations ont contribué à effrayer le consommateur et ont contribué à faire baisser la demande. Qui a baissé plus et plus vite que ce que la plupart des observateurs avaient pu prévoir.
Aujourd’hui, les stocks élevés et le besoin de cash flow des différents maillons qui constituent la chaîne de valeur de l’industrie du cycle ont un effet inverse sur les prix. Si les prix « de base » affichés n’ont pas vraiment baissé, en pratique, de nombreuses marques et magasins appliquent des remises importantes, voire très importantes sur certains produits. Le malheur des uns fait le bonheur des autres…
Il y a donc bien, actuellement, possibilité de faire de très bonnes affaires pour les consommateurs qui en ont les moyens.
Il y a donc bien, actuellement, possibilité de faire de très bonnes affaires pour les consommateurs qui en ont les moyens. Attention toutefois : tous les secteurs ne sont pas concernés. Paradoxalement, le (très) haut de gamme résiste très bien et la demande y reste soutenue. Il y a parfois moyen de faire de bonnes affaires aussi sur ce segment, mais ne vous attendez pas à d’énormes remises. Et cette bonne santé du haut de gamme contribue à créer un écran de fumée qui occulte certaines très belles promotions sur des secteurs plus concurrentiels comme l’entrée et le milieu de gamme et/ou des vélos à assistance électrique performants mais pas dotés des toutes dernières technologies. Il faut aussi remarquer que le marché de l’occasion se retrouve en berne. Des promos sur des vélos neufs diminuent en effet quasi mécaniquement l’intérêt de se tourner vers le marché de l’occasion, où les prix s’effondrent aussi.
Côté accessoires, tout ce qui est soumis à collection, comme le textile, est aussi sujet à de belles remises. Mais globalement, plusieurs interlocuteurs interrogés y voient aussi une occasion de remettre en question certaines pratiques de consommation : « On voit les limites de ces logiques de collections/couleurs qui « périment » après quelques mois. Ce genre de période montre que ce modèle n’est pas soutenable et qu’il faut d’avantage communiquer sur les qualités techniques du produit et faire en sorte qu’il soit pérenne, plutôt que sur des couleurs et des changements somme toute mineurs mais qui ont tendance à démoder le produit aux yeux du consommateur. » Vœu pieu quant à l’évolution d’un secteur vers une consommation plus responsable ? L’avenir nous le dira, mais cela fait déjà plusieurs années qu’on entend dire cela. Les changements structurels tardent et les vieilles habitudes risquent de vite reprendre le dessus. A moins que les clients adaptent, eux aussi, leur mode de consommation.
Peut-on parler d’un « crash » ? Non !
Pour conclure, peut-on parler d’un véritable « crash » du milieu du vélo, qui n’aurait été qu’une énième bulle spéculative ? Clairement non, car le vélo n’est pas vide de sens. Il répond à un réel besoin de mobilité durable et tous les indicateurs montrent que le deux-roues va jouer un rôle de plus en plus grand dans les déplacements d’un nombre sans cesse plus grand de personnes dans nos contrées.
Bon, d’accord, on parle là de vélo mobilité et pas de vélo loisirs/passion, mais les deux sont intimement liés. D’une part parce beaucoup de marques sont actives sur les deux créneaux et que l’un supporte l’autre, et d’autre part parce qu’on peut légitimement espérer que plus de pratiquants du vélo utilitaire amènent aussi parmi eux un certain pourcentage qui va également se découvrir un intérêt pour le vélo loisirs ; pour le côté passion/sportif du deux-roues.
Après avoir connu l’ivresse des sommets, le retour sur terre, à des niveaux de consommation et à des chiffres plus « normaux », peut avoir des côtés difficiles, mais un simple examen des chiffres publics de quelques poids lourds du milieu du cycle donne confiance et montre aussi que la demande reste très soutenue ! Avoir des chiffres précis est extrêmement complexe car les marques ne souhaitent généralement pas les rendre publics.
On peut tout de même trouver quelques éléments en cherchant, notamment au niveau des entreprises cotées en bourse, qui sont obligées de publier des résultats. Voici par exemple les derniers chiffres de Shimano pour ce qui est du chiffre d’affaires. Certes, il ne s’agit que d’une seule entreprise, mais Shimano est est un excellent baromètre global dans la mesure où il s’agit du plus grand équipementier mondial.
Effectivement, si on ne regarde que les trois dernières années au niveau du chiffre d’affaires, on se dit que la baisse est énorme. Certains médias généralistes ont parlé de « chiffres catastrophiques », d' »annus horribilis »… mais les années exceptionnelles qu’on vient de vivre ne constituent en aucun cas des points de repère fiables. Pour tirer de vraies conclusions, il faut prendre plus de recul et regarder à 5 ou 10 ans. Alors, on se rend compte que les chiffres 2023 sont certes plus bas que ceux de 2021 et 2022… mais ils restent surtout historiquement élevés et bien au-delà de toutes les années qui ont précédé !
Et les bénéfices ? Ils restent bien aussi au rendez-vous chez Shimano. Certes, moins qu’avant (380 millions d’euros contre plus de 790 en 2022), mais ils demeurent bien présents et très élevés.
Regardez aussi l’évolution des cours des actions de quelques poids lourd du secteur du vélo, cotés en bourse. La tendance est partout la même, avec une croissance globale de la valeur de l’action qui ne se dément pas à long terme pour Shimano, Giant et KMC pris en exemples ci-dessus.
Au niveau des ventes de vélos par pays, aussi surprenant que cela puisse paraître, il est également très difficile d’obtenir des chiffres globaux et précis comparables sur plusieurs années. Il faut se tourner vers la Belgique et Traxio (fédération des professionnels de la mobilité) pour trouver des chiffres fiables, mais qui ne sont collectés que depuis 2019 avec une méthodologie bien établie. Que constate-t-on comme évolution des chiffres de vélos vendus ?
- 2019 : 569 112
- 2020 : 592 107
- 2021 : 584 813
- 2022 : 695 070
- 2023 : 606 000
Donc, effectivement, il y a bien eu un recul de près de 13% entre 2022 et 2023, mais il s’agissait d’une année record et 2023 reste à un niveau historiquement élevé. Clairement, ce sont les vélos à assistance électrique à vocation utilitaire qui soutiennent cette tendance, mais le vélo loisirs résiste. En ce qui concernent le VTT sans assistance, les ventes sont globalement en recul au fil des ans, mais elles sont compensées par celles des VTT à assistance électrique et des vélos de gravel qui prennent chaque année une part plus importante sur le marché « off-road » même si leurs chiffres de vente sont encore loin d’égaler ceux du VTT.
Au niveau des perspectives d’avenir, au-delà des impressions que chacun peut avoir, Traxio a également commandé un sondage auprès de 2000 citoyens belges en novembre 2023. Près de la moitié (47%) des sondés répondent qu’ils comptent acheter un vélo neuf dans les prochaines années (39% dans les deux ans à venir et 43% dans les 5 ans), 18% ne savent pas encore et 35% disent que non. Cela a de quoi donner confiance en l’avenir à court et moyen terme selon la fédération. Il s’agira principalement de vélos à assistance électrique (46%) mais le classique résiste bien (36%). Les vélocistes ont aussi des raisons de rester confiants car 43% comptent se rendre chez eux, pour 29% dans un magasin de sport et 21% qui pensent opter pour un achat en ligne.
Alors, oui, il y a déjà eu quelques faillites et il y en aura encore. Avec des histoires humaines parfois compliquées derrière. Mais de manière globale, il y a énormément de raisons de rester confiant. Le monde du vélo a tout de même tiré quelques leçons de cette crise et il devrait s’en sortir plus fort. De toute manière, l’optimisme n’est pas un choix, mais une question de survie.