Découverte | Le Tessin, au coeur des vallées perdues

By Pierre Pauquay -

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Découverte | Le Tessin, au coeur des vallées perdues

Qui n’a jamais rêvé de venir dans le Tessin, de rouler sur ces chemins en surplomb du lac émeraude de Lugano et de traverser une montagne luxuriante où se blottissent des villages authentiques ?

À Lugano, les palmiers, les rhododendrons et les citronniers embaument un air doux et miraculeux. Jouant à la fois sur cette douceur méditerranéenne et sur la grandeur d’un massif d’altitude, le Tessin possède cette ambiance que l’on rencontre rarement ailleurs dans les Alpes. Sur ces sentiers sillonnant les vallées encaissées et les crêtes sauvages du Gola di Lago ou du Monte Bar, nous allons suivre une voie royale pour le VTT, la Lugano Bike balisée n° 66.

Le charme à l’Italienne

Le long du lac, il souffle un parfum méridional unique en Suisse. Si l’on excepte l’excellent balisage numéroté 66 du réseau suisse, tout respire l’Italie. En été, les façades des maisons sont fleuries, les femmes et les hommes se baladent à pied ou à vélo dans leur plus bel habit. L’itinéraire va quitter la richissime riviera pour entrer dans un autre monde, plus austère mais qui plaît aux cyclistes amoureux des vallées de caractère.

Sur les hauteurs de la cité balnéaire, le funiculaire de Suvigliana nous porte vers le Monte Brè : un fameux dénivelé de gagné pour la suite de cette itinérance ! Le restaurant panoramique Vetta Monte Brè nous salue avant de quitter les eaux turquoises du lac où émergent comme des pains de sucre les sommets environnants.

Tout au long du chemin, nous évoluons dans un jardin d’Eden coloré d’arbousiers, de lavande et de romarin. La route, d’abord peu sinueuse, se rebelle en rejoignant Brè.

Le paysage se ferme quand nous entrons dans une grande forêt. L’ascension est exigeante et soutenue entre les majestueux hêtres et châtaigniers.

Les montagnes les plus escarpées

À l’embranchement avec l’Alpe Bolla, une descente très raide rejoint Villa Luganese. La luxuriance de la végétation cache des regards un bijou du patrimoine : l’oratoire Saint-Martin, de style roman, a été érigé sur une structure en bois. À l’intérieur, une sépulture féminine dotée d’une fibule romane-lombarde serait datée du VI siècle av. J-C.

Si, en basse altitude, de nombreux sentiers recouverts de végétation encourageraient plutôt le cycliste à rebrousser chemin, plus haut, les alpages apparaissent ouverts et accueillants. Les chemins vers le Monte Roveraccio nous font entrer au cœur de la montagne. Une lecture de la carte permet d’observer des courbes de niveaux assez peu serrées, ce qui augure une ascension à VTT pas trop exigeante. Les montagnes sont de formidables forteresses qui renferment la culture de tout un peuple. Dans le Tessin du Nord on trouve toujours des vallées perdues qui ont gardé une vie paysanne teintée d’une histoire émouvante.

Solitude…

La montagne se montre de plus en plus hostile, de noir vêtue et escarpée à l’extrême. Le village de Sonvico est embelli de fleurs et de potagers exubérants. Cette image idyllique de villégiature n’a pas de comparaison avec celle d’une époque pas si lointaine d’un Tessin besogneux. Dans ces villages reculés, des générations entières ont vécu en totale autarcie, loin du développement que connaissaient alors les rives du Lac Majeur.

On a peine à imaginer les conditions de vie des paysans, à la limite de l’endurance humaine. Dans son livre Le fond du sac, Plinio Martini, enfant du pays et émigré aux États-Unis, relate sa jeunesse dans sa vallée natale où « la plupart des gens, un peu comme les mélèzes sur les crêtes, n’arrivaient pas à redresser leur dos ». Les familles les mieux loties possédaient un peu de bétail qu’ils menaient sur les alpages, vidés de leurs pierres une à une. Dans ces montagnes parmi les plus escarpées du monde, les jeunes y laissaient leur peau en allant chercher les chèvres égarées ou en fauchant du foin sur des vires vertigineuses. « Chaque famille portait le deuil d’un enfant disparu trop tôt. Le curé leur apprenait qu’ils étaient devenus des anges, et que chaque famille devait avoir les siens. »

Des villages oubliés

À Arla, c’est la porte vers un monde à part. Découvrir la région à vélo permet de toucher l’âme tessinoise qui se découvre dans cette terre oubliée. Les routes sont infinies, tournoient sans trop savoir où elles peuvent mener, vers des champs ou vers des villages qui furent vidés de leur population au XIXe siècle. Des hameaux qui avaient pourtant connu une certaine prospérité par l’exploitation de la châtaigne. Ils renaissent sous un autre jour, devenant de belles demeures remarquablement restaurées.

Un nouvel eldorado

Sur les hauteurs de ces villages, les habitants avaient tracé des sentiers dans des endroits impossibles, élevé des kilomètres de murs en terrasse pour établir une agriculture de subsistance et monté des digues contre les inondations dévastatrices des torrents. Des efforts titanesques rendus inutiles quand un pan de la montagne s’écroulait ou qu’une crue rompait les digues, balayant tout sur son passage. Il fallait tout reconstruire, inlassablement. Les jeunes comme Plinio qui portaient le fumier pour le répandre dans les champs se mettaient à rêver d’un pays de cocagne, l’Amérique ! Les hautes vallées du Tessin perdirent au début du XXe siècle 70 % de leur population.

Mais tout changea dans les années 1940. De nouvelles carrières exportèrent le gneiss micacé vers la Suisse et l’Allemagne. Dans les villages, des vélos apparurent, et d’autres biens facilitèrent le quotidien des habitants. Pour la première fois, les Tessinois pouvaient redresser leur dos et respirer. De chevriers, ils devinrent ouvriers ou maçons. Dans les Trente Glorieuses, le tourisme à Lugano vint ouvrir les portes des vallées et emporta toute une génération vers un horizon plus heureux.

Dans une lumière de fin du monde, c’est l’arrivée au refuge, la capanna Pairolo, quel joli nom ! Ici résonne toute la beauté du mariage de la pierre et de la nature environnante. Quel luxe que de prendre du bon temps après cette première journée. Assis devant une table de cantine drapée d’une nappe à carreaux rouges et blancs, nous nous régalons devant le plat du jour.

Expédition dans le grand vert

Le lendemain, l’espresso ravivera le corps afin qu’il puisse gravir les derniers dénivelés vers le Monte Cucco. Ce deuxième jour, la progression dans le Tessin va s’apparenter à une expédition dans le grand vert. Le sentier en balcon offre une vue sur l’enfilade de la vallée. Sa profondeur est telle que nous avons des difficultés à distinguer son fond, où coule la rivière Cassarate.

En grimpant en altitude, les versants luxuriants s’opposent à ceux plus désolés de la haute montagne. L’itinérance suit la piste qui relie une église perdue, celle de San Lucio. Aux alentours, l’alpage du Gola di Lago témoigne d’une présence humaine dans ce milieu hostile. Au Rifugio San Lucio, nous mettons un pied en Italie : la ligne de crête en est sa frontière.

Passage en Italie

Les vents violents et le froid de la montagne nous font oublier la chaleur du bord du lac et de ses palmiers. Là-haut, c’est le royaume de l’aigle royal, du granite et de la haute montagne. Au détour d’un virage, un sentier s’envole vers la Valle del Ciapelon. Chaque tournant est une invitation à la contemplation. Les randonneurs se font rares : il y a peu de passage.

À l’époque, la voie unissait les villages les uns aux autres et allait de sources en fontaines. Les archives locales font état de corvées auxquelles les communes devaient se soumettre en entretenant les nombreux sentiers de muletiers parfois emportés par les crues du printemps. Ils sont l’héritage, le patrimoine d’une vie de labeur de paysannerie.

Il ne nous reste plus qu’à se laisser griser par la longue descente. Le versant est exposé plein sud : la sécheresse a eu raison des dernières gentianes et des renoncules. Nous passons le ravin et continuons à dévaler la pente vers le panorama de la Motto della Croce.

L’âme du Tessin

Dans la commune de Capriasca, quelques habitants ont décidé de rester et de vivre une existence de simplicité. Les quelques maisons en pierre se fondent dans le décor : le Tessin regorge d’une multitude de hameaux de ce type.

En rejoignant Tesserete, à quelques kilomètres de Lugano, nous avons le sentiment de revenir d’un autre monde. L’itinéraire emprunte ces petites routes qui entrent au cœur de ces villages tessinois. Il pousse à se perdre dans les ruelles et à observer les maisons serrées les unes contre les autres, ce qui permettait aux paysans de se tenir compagnie en hiver et de s’entraider. Une architecture peut raconter l’histoire de tout un pays, et celle du Tessin est émouvante. Ce lieu à l’écart des plaisirs du lac Majeur a su maintenir une tradition paysanne d’abnégation et de modestie.

Lugano Bike

ByPierre Pauquay